Les Burlesques

dans les  Marges d' Hollywood

 

"Tout ce qui pouvait se filmer rapportait de l'argent ˆ la condition que ce fžt un tant soit peu nouveau. Les cinŽmas, les dŽtenteurs d'une franchise pour les droits locaux, les distributeurs, tous cherchaient des films ˆ se mettre sous la dent. Cela explique que des gens qui n'avaient rien ˆ voir avec le cinŽma devinrent les parents de ce nouvel art. Il y eut des patrons d'ateliers, des rŽparateurs de bicyclettes, des ferrailleurs, des fabricants de vtements, d'anciens bookmakers et un Žminent ex-chaudronnier qui s'appelait Mack Sennett. Il faut dire que les pionniers ont rarement appartenu ˆ la noblesse. Il n'y avait pas de ducs ˆ bord du Mayflower!"[1]

 

ConsidŽrŽe comme la capitale du cinŽma planŽtaire depuis que les grandes compagnies y localisrent leurs studios de production, Hollywood incarne le cinŽma amŽricain. Or le cinŽma amŽricain a construit son succs sur le territoire des Etats-Unis et au-delˆ en s'appuyant sur les films de genre et tout particulirement sur le burlesque. Aprs les premires reprŽsentations publiques, le cinŽma n'a plus cessŽ de proposer des sŽances tous les jours. Et pour ce faire, dans une situation de concurrence trs vive, les hommes de cinŽma ne disposaient pas du loisir de penser le futur ˆ long terme de ce nouveau mode de divertissement car ils devaient assurer la pŽrennitŽ de leurs entreprises. Ils ont, le plus simplement du monde, continuŽ ˆ exploiter les procŽdŽs ayant fait leur preuve auprs du plus large public. Sur l'Žcran, les artistes du music-hall ont assurŽ la transition entre cinŽma des premiers temps et l'installation du cinŽma dans ses salles: les personnages, les situations mais Žgalement les principaux acteurs sont tout droit issus du music-hall et du vaudeville. Mais devenu nŽgation de la norme, le burlesque a ŽtŽ ensuite refoulŽ dans la marge du cinŽma hollywoodien[2].

Le burlesque, matrice du cinŽma amŽricain

Quasiment nŽ dans un thŽ‰tre[3], Arthur Stanley Jefferson qui n'est pas encore Stan Laurel, dŽbute au music-hall ds l'‰ge de 16 ans en 1905 en Grande Bretagne. Deux ans plus tard, il entre dans la troupe de Fred Karno qui proposait des pantomimes burlesques restŽes cŽlbres dans l'histoire du music-hall anglo-saxon. Dans la troupe, Charlie Chaplin tenait un des emplois principaux et le jeune Jefferson lui servait de doublure en plus de son r™le personnel. En 1910, la troupe Karno signe pour une tournŽe aux USA. On conna”t la suite. Ds l'‰ge de 4 ans, Buster Keaton participe aux numŽros de ses parents, acteurs de vaudeville. Sa rencontre avec Roscoe Arbuckle est dŽcisive. MontŽ sur les planches ds son adolescence, Fatty qui dirige alors une compagnie cinŽmatographique pour Joseph Schenck, engage son ami pour The Butcher Boy[4]. Aussi lorsqu'il dŽbute au cinŽma, Buster Keaton a dŽjˆ une longue carrire derrire lui: "ˆ vingt ans, j'Žtais dŽjˆ un vŽtŽran"[5]. En fait, tous les grands acteurs (au sens large : Mack Sennett inclus) ont dŽbutŽ sur scne avant de travailler pour le burlesque; Oliver Hardy qui fut exploitant avant d'aller tenter sa chance dans les studios Lubin en Floride, constitue la seule grande exception. Tous ces hommes de spectacle sauront investir leurs riches expŽriences dans le cinŽma et des numŽros ou des gags rodŽs sur scne seront ainsi rŽutilisŽs pour l'Žcran. Dans Sherlock Jr[6], Buster Keaton dispose un tambourin contenant une robe dans l'embrasure d'une fentre; puis, lorsqu'ˆ l'intŽrieur il est sous la menace des bandits, il leur Žchappe en plongeant ˆ travers la fentre et en se retrouvant ˆ l'extŽrieur instantanŽment transformŽ en vieille dame. TournŽe en continu dans une maison en coupe, la scne permet au spectateur de mesurer toute l'habilitŽ de l'acteur-cascadeur. NŽanmoins, le fondu qui fait dispara”tre le mur induit une rupture franche dans la transparence du rŽcit en renvoyant ˆ l'artifice (la maison de poupŽe est bien un dŽcor) qui le rend possible; entre la soumission aux lois du rŽcit et la qualitŽ du spectacle proposŽe, le choix de l'homme de scne l'a emportŽ... Buster Keaton rend un hommage ˆ cette filiation dans Steamboat Bill Jr.[7]. PoussŽ par l'ouragan dŽcha”nŽ sur une scne de thŽ‰tre, Bill exŽcute un numŽro classique de substitution et en dŽvoile le trucage puis, Žtourdi par un poids, il prend la toile peinte (rŽfŽrence explicite au cinŽma des premiers temps) pour la rŽalitŽ et plonge dans le dŽcor. Cette relation fŽconde scne-Žcran fonctionne, du reste, dans les deux sens. Lorsque le cinŽma ne voudra plus de lui, Buster Keaton remontera sur scne pour assurer sa subsistance. Pour le cirque MŽdrano ˆ Paris, il reprendra ainsi la fameuse nuit de noce de Spite Marriage[8] o il tente de mettre son Žpouse au lit. Plus loin dans l'histoire du cinŽma, la tradition sera maintenue. D'une part, tous les burlesques du parlant, les frres Marx, W.C. Fields comme Jerry Lewis, sont issus de la scne. Enfant de la balle (son pre et sa mre travaillent dans le show business) nŽ en 1926, Jerry Lewis a connu ses premiers succs ds 1946 dans un spectacle en duo avec Dean Martin. D'autre part, lorsque le grand Žcran les boudera, Groucho Marx ou Jerry Lewis surent retrouver le chemin des scnes de thŽ‰tre et se reconvertir en animateur d'Žmissions de tŽlŽvision.

 

Le burlesque a occupŽ une place centrale dans le dŽveloppement considŽrable du cinŽma. Car il s'agissait d'approvisionner en films attractifs, pour un public en majoritŽ composŽ d'immigrants, les nombreuses salles ouvertes sur l'ensemble du territoire surtout ˆ partir du boom des Nickelodeons. Ainsi en 1912-1913, Sennett tourne pour la Keystone 140 films (une ou deux bobines) en 12 mois, la plupart du temps improvisŽs ˆ partir d'une simple trame. Hal Roach, "mon seul rival" pour Sennett, a produit plus de 550 films. Les filmographies des acteurs du burlesque sont impressionnantes. Fatty avait jouŽ dans plus de 150 films et en avait dirigŽ une centaine lorsque sa carrire fut brisŽe. Le tandem Laurel et Hardy compte ˆ son actif 77 courts mŽtrages et 25 longs mŽtrages. Charlie Chaplin a rŽalisŽ prs de soixante-dix films et jouŽ dans plus d'une centaine. Quant ˆ Mabel Normand qui a jouŽ dans plus de 210 films, elle mŽrite bien son surnom de "Queen of Comedy". Pour cette production quantitativement stupŽfiante, l'organisation est artisanale. Des petites Žquipes (la troupe de Sennett ne comptait que quatre permanents) fonctionnent sans spŽcialisation des t‰ches, sans hiŽrarchie forte des salaires et avec des acteurs payŽs ˆ la journŽe. Les films sont rŽalisŽs rapidement sans plan de tournage prŽcis, ni mme le plus souvent de scŽnario ŽlaborŽ. Une idŽe de dŽpart ŽlŽmentaire suffit, un ŽvŽnement dans la ville Žgalement : Mack Sennett restait en liaison avec les services de police et les pompiers de Los Angeles pour se prŽcipiter et tourner un bel incendie ou un grave accident qui seraient ensuite intŽgrŽs dans un de ses films produisant ainsi les plus beaux effets ˆ moindre frais. L'utilisation du triomphe de Lindberg ˆ New-York pour la sŽquence finale dans The Cameraman[9] constitue un trs bon exemple de la persistance fŽconde de ces pratiques artisanales.

 

Dans un thŽ‰tre, le public se rŽpartit entre l'orchestre, les balcons et Žgalement le paradis. Sur la scne, le comique doit garder ˆ l'esprit cette donnŽe afin que ses effets soient perus par tous. De plus la prŽsence du public et son exigence excluent les trucages grossiers : l'acteur ne saurait se faire doubler. FormŽs sur les planches, les acteurs du burlesque viendront au cinŽma avec leurs habitudes. Jusque dans son surnom[10], Buster incarne cette dŽontologie de la scne qui lui causa quelques mŽmorables blessures car il ne fut jamais doublŽ. Non seulement, il assura, lui-mme et au prix de nombreuses chutes, la fameuse scne de poursuite en moto dans Sherlock Jr., mais c'est bien lui qui, au dŽbut de la sŽquence, double le policier qui pilote la moto et tombe au premier cahot:

"Le refus de tout trucage, la volontŽ qu'a l'acteur d'assumer absolument sa prŽsence ˆ l'Žcran (ce qui lui vaut plusieurs accidents graves) achvent de confŽrer aux plus extravagantes situations une qualitŽ de rŽel rare dans le domaine du comique."[11]

Ce refus du doublage est Žgalement le signe et la condition de l'artisanat. La modestie des Žquipes exige de chacun une rŽelle polyvalence des compŽtences et des missions: la "vedette" ne dispose pas d'un cascadeur pour le doubler dans les scnes pŽrilleuses et doit utiliser les qualitŽs acquises sur la scne pour effectuer ses prises. Au contraire, dans l'industrie, on n'imagine pas de risquer de mettre en danger la vedette principale du film. Du reste, les assureurs et les agents de la star[12] ne le permettraient certainement pas. De plus, les syndicats imposent le respect de la spŽcialisation des t‰ches; ils sont particulirement vigilants sur la question car ils doivent leur organisation en branches et leur force globale au mode d'organisation industriel construit sur la division du travail.

 

MalgrŽ l'importance incontestable du burlesque pour son essor et sa popularitŽ, le cinŽma amŽricain n'a eu de cesse de renier cette filiation peu prestigieuse car, ds la fin des annŽes dix, il s'est engagŽ dans une recherche de respectabilitŽ et dans un procs d'industrialisation, phŽnomnes qui, avec le temps, apparaissent clairement liŽs.

             

A la recherche de la respectabilitŽ

Si le cinŽma est bien un divertissement d'ilotes, le slapstick[13] est vraiment le plus reprŽsentatif de ce cinŽma lˆ avec ses maquillages excessifs, ses gesticulations grotesques, ses poursuites insensŽes et ses batailles de tartes ˆ la crme comme autant de morceaux de bravoure. Dans sa longue qute de lŽgitimation le cinŽma-en-tant-qu'art se devait d'occulter sa part la moins respectable. Dans Show people[14], King Vidor construit son rŽcit sur les dŽbuts du cinŽma ˆ Hollywood en opposant deux mondes: l'Žquipe sans prŽtention du slapstick et la troupe "bostonienne" du cinŽma d'art. En quelques minutes, l'exposition est achevŽe: une gourde, Peggy Pepper (Marion Davies, la ma”tresse de William Hearst), arrive de sa campagne profonde, La Georgie, dans la capitale du cinŽma pour y faire carrire. Elle commence par le bas de l'Žchelle: le slapstick. Peggy est effondrŽe: elle voudrait tant tourner dans un film d'art afin de faire pleurer le public, elle qui rŽpugne ˆ le faire rire. Heureusement, elle est vite repŽrŽe par un talent scout et signe au High Arts Studio ("Studio Grand Art"). C'est la reconnaissance et la respectabilitŽ. Elle change de look, de nom et les commres d'Hollywood s'empressent de lui inventer une filiation prestigieuse digne d'une sudiste: Robert Lee. Devenue Patricia Pepoire et flanquŽe d'un french lover, elle ne mange plus au snack mais au restaurant du studio entourŽe des stars masculines les plus prestigieuses du studio ˆ l'Žpoque, Douglas Fairbanks et William Hart. DŽsormais convaincue d'tre une artiste, elle snobe ses anciens amis du slapstick... MŽtaphore transparente!

 

La recherche de la respectabilitŽ et d'un public solvable recouvre le mme impŽratif de survie de l'activitŽ. Elle passera, on le sait, par le long mŽtrage afin d'attirer un large public et par l'institution d'un code de bonne conduite afin d'une part de dŽsarmer les campagnes de boycott organisŽes par les ligues de vertu et, d'autre part, d'enrayer la multiplication des mesures de censure prises par les pouvoirs locaux (Etats, municipalitŽs) pour rŽpondre au lobbying des ligues. David W. Griffith qui fit tant pour le cinŽma narratif, incarne parfaitement cette Žvolution du cinŽma vers la respectabilitŽ. Lui aussi commena sa carrire au thŽ‰tre o il fit tous les mŽtiers, acteurs, auteurs, puis metteur en scne. Ambitieux, Griffith qui rvait d'tre le "Shakespeare AmŽricain", rien de moins, fut nŽanmoins trs fier d'tre surnommŽ le "Belasco de l'Žcran". Faisant suite ˆ de nombreux courts mŽtrages, avec ses 12 bobines et ses 2h 3/4 de projection, Birth of a Nation[15] est vraiment un (trs) long mŽtrage mme aux normes d'aujourd'hui. MalgrŽ le cožt total impressionnant et l'inquiŽtude lŽgitime des producteurs, le succs balaiera toutes les rŽserves, succs en partie construit sur l'Žmotion suscitŽe dans le public dŽmocrate par le racisme et l'apologie du Ku Klux Klan. Avec David W. Griffith, le long mŽtrage a dŽmontrŽ ˆ la fois ses capacitŽs commerciales et son impact sur la sociŽtŽ; il va rapidement s'imposer.

 

Le burlesque n'aime vraiment pas le long.

Le gag fonde le burlesque : pas de film burlesque sans lui. Or se dŽroulant en plusieurs temps, avec son exposition, son dŽveloppement et sa conclusion abrupte, le gag constitue donc un rŽcit autonome au sein du film dont il ralentit la progression, ou pire, l'interrompt totalement. Plus le gag est complexe et fort, plus il menace l'unitŽ du rŽcit filmique. Si bien que l'existence et la prolifŽration des gags posent un problme Žvident de cohŽrence globale. La difficultŽ ontologique du long mŽtrage burlesque rŽside - cela sonne comme une tautologie - dans sa longueur qui conditionne sa durŽe. Le two reelers (le film de 2 bobines) Žtait un format idŽal auquel les comiques s'Žtaient parfaitement adaptŽs. La longueur qui dŽtermine la durŽe contraint le rŽalisateur burlesque ˆ avancer sur une corde raide, balanant entre nŽcessitŽ de cohŽrence et besoin de dŽvelopper ces unitŽs narratives autonomes et spŽcifiques du genre que sont les gags. Il lui faut donc gŽrer continuellement des ŽlŽments antagonistes. La plupart des rŽalisateurs abandonnrent tout simplement le burlesque et passrent ˆ la comŽdie; aprs avoir fait leurs armes dans le two reelers, Leo McCarey et Frank Capra devinrent les ma”tres de la comŽdie des annŽes trente. Dans une moindre mesure et tout en restant fidle ˆ son personnage, Chaplin fit de mme aprs l'Žchec cinglant de A woman of Paris[16]. Cet antagonisme entre gag et scŽnario explique bien pourquoi le burlesque s'est Žpanoui dans le court mŽtrage et a dŽclinŽ rapidement dans le long. Symboliquement, The Bellboy[17], le premier film rŽalisŽ par Jerry Lewis est quasiment muet et surtout fait fi des contraintes de la narration: le film n'est qu'une succession de gags. Mais de plus, la gŽnŽralisation du long mŽtrage rŽduit les courts mŽtrages ˆ une fonction de complŽment de programme, de premire partie pour le long mŽtrage, le grand film. Ds lors pour les grands du burlesque, il valait bien mieux occuper le haut de l'affiche en proposant un long mŽtrage. A la question "Qu'est-ce qui vous a dŽcidŽ ˆ abandonner les courts mŽtrages pour les longs?", Buster Keaton rŽpond simplement:

"C'est parce que l'exploitant achetait deux films: un long mŽtrage et un complŽment, et il faisait davantage de publicitŽ pour un court-mŽtrage de moi, Lloyd ou Chaplin, que pour son grand film qui Žtait toujours de seconde zone. (...) Donc puisque de toute faon nous Žtions l'atout-ma”tre, autant faire des longs-mŽtrages et louer les films 1.500 dollars au lieu de 500." [18] 

Enfin cette Žvolution s'achve lors de "la bataille des thŽ‰tres": dans leur lutte sans merci pour attirer le public, les exploitants se sont mis ˆ proposer le double programme (deux longs mŽtrages) excluant de fait les courts. Mack Sennett l'exprime trs bien:

"Le dŽclin du film comique s'amora en 1923 le jour o un exploitant de Providence, ˆ Rhode Island, remarqua que les jeunes ouvriers et leurs compagnes, quand ils avaient fini leur journŽe de travail, qu'ils Žtaient lavŽs et changŽs, Žtaient prts ˆ sortir ds 6 h 30 du soir. Ils cherchaient alors un endroit o passer la soirŽe. Le directeur du cinŽma de Providence trouva la solution en mettant deux longs mŽtrages ˆ l'affiche, ce qui reprŽsentaient trois ˆ quatre heures de projection. Le systme du double programme fut peu ˆ peu adoptŽ dans tout le pays et porta un coup fatal au film de deux bobines, supprimant par la mme occasion le terrain d'entra”nement le plus appropriŽ qu'aient pu trouver les acteurs de cinŽma, et en particulier les comiques."[19]

La gŽnŽralisation du long mŽtrage a entra”nŽ une inflation des cožts de production qui mit fin dŽfinitivement ˆ l'artisanat et au bricolage en imposant une rationalisation de la gestion. Les salaires extravagants des stars ne sont pas pour rien dans cette Žvolution vers l'industrialisation et les burlesques en furent largement bŽnŽficiaires. Premire grande star internationale, le cas de Charlie Chaplin est en ce sens exemplaire. RemarquŽ par Mack Sennett, engagŽ ˆ la Keystone le 29 dŽcembre 1913 ˆ 150$/semaine, il tourne 35 films de janvier ˆ novembre 1914. En novembre, il signe ˆ la Essanay un contrat pour 12 films sur un an ˆ 1250$/semaine. Il part pour la c™te Ouest et le 26 fŽvrier 1916, il signe avec la Mutual pour 12 films sur un an ˆ 15.000$/semaine avec une prime de 150.000$ ˆ la signature du contrat. En septembre 1917, Chaplin refuse de renouveler son contrat avec la Mutual qui lui offrait pourtant un million de dollars pour un an et 12 nouveaux films. Il signe avec la First National un contrat de 1.075.000 $ pour produire 8 moyens mŽtrages. Plus simplement acteur, il devient producteur: intŽressŽ aux bŽnŽfices ˆ hauteur de 60%, il garde la propriŽtŽ de ses films. Le 19 janvier 1919, Chaplin, Mary Pickford, Douglas Fairbanks et David Wark Griffith constiturent l'United Artist afin de pouvoir ma”triser la production de leurs longs mŽtrages et qui allait vite devenir une grande compagnie. La carrire de Roscoe Arbuckle suit un cheminement identique. Lui aussi dŽbute ˆ la Keystone et en devient vite la vedette. A la fin de 1916, il accepte une offre de Joseph Schenck qu'il ne pouvait refuser : 1000 dollars par jour, 25% des bŽnŽfices et le final cut. En 1919, il signe avec La Paramount un contrat d'1 million de dollars par an pour tenir le r™le principal dans des Features (les longs mŽtrages de prestige). Dans ces conditions, l'artisanat est Žvidemment condamnŽ. Dans ses mŽmoires, Mack Sennett peut lŽgitimement se plaindre de ne pas avoir pu garder tous les acteurs qu'il avait su dŽcouvrir, il ne pouvait tout simplement pas les payer et la Keystone et ses mŽthodes dŽsutes car artisanales Žtaient condamnŽes.

Burlesque et rŽalisme

Le systme de reprŽsentation ˆ Hollywood s'est construit sur la conviction qu'il fallait tout faire pour que le film soit vŽcu par le spectateur dans l'illusion de la rŽalitŽ afin de susciter sa participation affective. C'est pourquoi la transparence de la forme constitue le premier commandement de l'esthŽtique du film. Or les burlesques n'hŽsitent jamais ˆ prendre leurs distances avec ce code dominant lorsqu'il y va de la rŽussite de leur propos. Dans The Cameraman, la sŽquence du tŽlŽphone dans une maison filmŽe en coupe est une des plus rŽussies. Pourtant le point de vue est situŽ hors rŽcit. EndimanchŽ, Luke Shannon se tient prt depuis la premire heure dans sa chambre. Sally lui a, en effet, dit la veille qu'elle l'appellerait Žventuellement. Chaque fois que la sonnerie du tŽlŽphone retentit, il se prŽcipite dans l'escalier. Un dŽcor en maison de poupŽe permet de filmer en continu en un seul travelling vertical les gags qui ponctuent la sŽquence. RŽalisŽe gr‰ce ˆ un dispositif lourd (un ascenseur construit en vis-ˆ-vis de la maison en coupe), la sŽquence est bien l'objet d'un choix innovant. En nŽgligeant dŽlibŽrŽment la transparence, Buster Keaton court sciemment le risque de rompre la fascination du film sur le spectateur, mais ce flirt avec la distanciation et sa menace pour le rŽcit ajoute encore au plaisir du spectateur. AmplifiŽ et systŽmatisŽ (la maison de poupŽe est prŽsente tout au long du film), le procŽdŽ sera repris par Jean-Luc Godard dans Tout va bien et par Jerry Lewis dans The Ladies' man[20] dans des perspectives bien diffŽrentes: politique o le rŽalisateur espre de la distanciation qu'elle serve ˆ construire une nouvelle relation du spectateur au film, burlesque o la rupture avec la vraisemblance sert ˆ traduire un univers proche du fantastique (la limite est, du reste, franchie, lorsque, Herbert, The Ladies' man, pousse la porte interdite et pŽntre dans la chambre de la femme-vampire)[21]. AndrŽ S. Labarthe note avec pertinence:

"On se souvient du gigantesque mouvement de grue par lequel la camŽra de Lewis nous prŽsentait les pensionnaires de Mrs Welenmelon dans leurs chambres pour, ˆ la fin, embrasser la totalitŽ du dŽcor en coupe. Du strict point de vue de la conduite du rŽcit, un tel mouvement est purement et simplement une hŽrŽsie, puisqu'il n'aboutit qu'ˆ dŽtruire le rŽalisme du dŽcor (donc de l'histoire), pour nous en montrer l'envers. Or c'est prŽcisŽment en cela que consiste la trouvaille de Lewis. Car cet envers est le lieu mme que Lewis a choisi de nous dŽcrire, le lieu mme de l'histoire ˆ l'envers qu'il a choisi de nous conter."[22]

Dans la mme logique, le regard-camŽra est devenu un tabou ˆ partir du moment o le cinŽma tenta de faire croire que la fiction se dŽroulait dans un monde autonome sans rŽfŽrence au public et ˆ l'Ïil de la camŽra. Le spectateur doit s'identifier ˆ cet Ïil omniscient sans en prendre conscience et cette premire identification est constitutive du spectacle cinŽmatographique classique. Ds lors, une rupture de l'interdit est utilisŽe comme procŽdŽ comique sous forme d'apartŽ comme sur la scne. Dans Coney Island[23], Fatty fait un clin d'Ïil au spectateur avant d'Žchapper ˆ la garde de sa femme cerbre; un peu plus tard dans une piscine, il prend ˆ parti le cameraman pour qu'il le cadre un peu plus haut et plus serrŽ afin qu'il puisse enfiler son maillot sans contrevenir aux bonnes mÏurs. De manire systŽmatique, Hardy lance des longs regards courroucŽs ˆ la camŽra afin de prendre le spectateur ˆ tŽmoin des btises commises par Laurel. Cette rŽcurrence fait partie du personnage construit de film en film. Elle constitue Žgalement une transgression d'une convention qui fonde la vraisemblance au cinŽma: l'acteur doit s'effacer devant son personnage. Or ce que le spectateur recherche avec le cinŽma burlesque c'est de revoir, de film en film, un acteur avec ses habitudes, pour ne pas Žcrire ses tics. Pour le public du cinŽma, Laurel et Hardy ou Charlot existent avant et aprs leurs diffŽrents films. Et un des plaisirs de leurs films est de retrouver justement les situations habituelles avec leurs infinies et parfois infimes variations. Emmanuel Dreux note, avec pertinence, que ces transgressions avec les codes de la vraisemblance sont  ˆ l'origine mme du genre:

"Cette rŽflexivitŽ est celle du genre sur lui-mme, le sujet du burlesque Žtant la plupart du temps le burlesque lui-mme, un peu comme si lÕenjeu de tout film burlesque Žtait simplement de rire un bon coup. Cet aspect rŽflexif de lÕÏuvre Žquivaut ˆ une tape dans le dos du spectateur, cÕest une faon de le renvoyer ˆ sa position de spectateur."[24]

Ce n'est pas un hasard si les burlesques furent les premires stars du cinŽma, le personnage de la star transcendant par dŽfinition les films o elle appara”t. Enfin, la fin du genre sera marquŽe par W.C. Fields et les Marx : seul leur personnalitŽ importe tant la mŽdiocritŽ cinŽmatographique de la plus grande partie de leurs films est patenteÉ

Smšrgasbord

Smšrgasbord[25] qui est le titre du dernier film de Jerry Lewis, est une expression amŽricaine utilisŽe pour exprimer ce qui n'a pas de sens, le n'importe quoi qui correspond bien au genre; mme si ce n'importe quoi n'est jamais qu'apparent (sauf parfois chez Fields ou les Marx), le burlesque joue sur les situations jusqu'ˆ l'absurde ou le surrŽel. Toutes les potentialitŽs du fameux slow burn (littŽralement "combustion lente"), le gag fondŽ sur le retard dans la rŽaction de l'acteur agressŽ, ont ŽtŽ exploitŽes par Laurel et Hardy. Ce gag qui sert de moteur ˆ bien de leurs courts mŽtrages, n'a Žvidemment que faire d'une quelconque soumission au dogme de la vraisemblance. Le rire naissant justement du dŽcalage par rapport ˆ la norme.

"Le gag fonctionne comme point-limite de la fiction : il dure "trop longtemps". Ecart du rŽcit, il joue ˆ risquer sa rupture."[26]

"Le plus grand film comique jamais tournŽ" selon Henry Miller, The battle of the Century[27] fonctionne, en outre, sur le principe de l'amplification progressive. Hardy cherche ˆ faire glisser Laurel sur une peau de banane pour toucher la prime d'assurance-accident que ce dernier vient de contracter mais, occupŽ ˆ charger des tartes ˆ la crme dans sa camionnette, c'est un p‰tissier qui glisse sur la peau de banane. Vive discussion et le p‰tissier Žcrase une tarte sur le visage de Hardy et, comme ˆ l'accoutumŽe, Laurel vole au secours de Hardy. Un passant qui veut s'interposer reoit une tarte par erreur. A partir de ce moment lˆ, le conflit s'Žtend rapidement. Des centaines de tartes ˆ la crme seront ŽcrasŽes dans le quartier transformŽ en un immense champ de bataille. Jerry Lewis a rŽalisŽ quelques chefs-d'Ïuvre de slow burn notamment dans les deux sŽquences fameuses de The Ladie's Man : l'essai son avec le technicien de la tŽlŽvision et la destruction du chapeau du gangster qui reste "le slowest burn de l'histoire du cinŽma. Je crois qu'il dure 200 mtres. Cela fait une colre rentrŽe de 6 minutes"[28].

 

Aprs plusieurs tentatives avortŽes, Luke dŽcroche enfin le tŽlŽphone dans la maison de poupŽe du Cameraman pour entendre Sally l'inviter. Aussit™t Luke traverse la ville ˆ toutes jambes dans une course Žperdue pour rejoindre Sally avant qu'elle n'ait eu le temps de raccrocher et il s'excuse pour son lŽger retard... Certes les femmes sont bavardes et Žcoutent fort peu, mais Luke court vraiment trop vite pour tre rŽaliste. Mais, justement, Keaton met en image parfaitement l'idŽe de l'urgence amoureuse qui donne des ailes ˆ l'amant pour voler vers l'objet de son amour. Il y a bien lˆ un traitement surrŽaliste de l'ŽvŽnement qui permet d'atteindre la vŽritŽ au delˆ de la stŽrile soumission ˆ la rŽalitŽ.

Des situations et des personnages vraiment peu convenables

Trs t™t, le cinŽma amŽricain a adoptŽ une autocensure institutionnalisŽe afin de mettre un terme aux campagnes dirigŽes contre Hollywood Babylone du vice. Ces campagnes ont ŽtŽ particulirement fortes suite ˆ plusieurs affaires de mÏurs touchant des acteurs renommŽs comme le divorce de Mary Pickford (la petite fiancŽe de l'AmŽrique) et Owen Moore en 1920. ExploitŽs par les tablo•ds, ces faits divers donnaient de Hollywood l'image d'une communautŽ livrŽe ˆ tous les excs du luxe, de la dŽbauche et du crime. Il n'en fallait pas plus pour que des centaines de projets de loi de censure soient dŽposŽs dans la plupart des ƒtats du pays. Faute de mesures drastiques, le cinŽma risquait, tout simplement, de perdre son public de masse. Or des artistes du burlesque parmi les plus grands vont tre impliquŽs dans des affaires terribles. Le premier scandale fut provoquŽ par les suites de la soirŽe trs arrosŽe (en pleine prohibition) organisŽe ˆ l'h™tel St.Francis ˆ San Francisco par Roscoe Arburckle le 5 septembre 1921. Au cours de la fte, l'actrice Virginia Rappe fut prise d'un malaise et dŽcŽda ˆ l'h™pital quatre jours aprs d'une pŽritonite aigu‘. InculpŽ de viol et d'homicide involontaire, incarcŽrŽ, Roscoe Arburckle fut reconnu non-coupable, aprs trois procs successifs, mais sa carrire fut brisŽe. Bient™t suivi par tous les journaux des USA, le San Francisco Examiner pris la tte de la croisade et exploita au maximum la veine populiste; son propriŽtaire, Randolph Hearst put se fŽliciter que l'affaire Arburckle avait fait vendre plus de papiers que le naufrage du Lusitania. Il faut dire que Fatty Žtait le coupable idŽal: avec son poids de 300 livres, son salaire mirifique, ses frasques ˆ l'Žcran, il incarnait l'excs et la dŽraison. Il sera sacrifiŽ sur l'autel de la respectabilitŽ. Bien qu'entirement blanchi par la justice, Roscoe Arburckle fut le premier inscrit sur la "liste noire" de l'histoire du cinŽma amŽricain. En fŽvrier 1922, William Desmond Taylor, rŽalisateur de La Paramount Žtait assassinŽ cinq minutes ˆ peine aprs le dŽpart de sa ma”tresse, Mabel Normand. Ce meurtre ne fut jamais ŽlucidŽ mais Mabel Normand, "The Female Chaplin", fut suspectŽe en raison de sa jalousie envers l'actrice Mary Mile Minter, autre ma”tresse de Taylor. Mack Sennett fut Žgalement souponnŽ dans la mesure o il continuait ˆ entretenir une relation amoureuse avec Mabel Normand qu'il avait "dŽcouverte" et qui fut sa compagne pendant de nombreuses annŽes. Enfin pour couronner le tout, le jour du Nouvel An 1923, le chauffeur de Mabel Normand tira et blessa Courtland Dines, un jeune millionnaire, avec un pistolet appartenant ˆ l'actrice. Ces affaires mirent fin ˆ la carrire de Mabel Normand qui mourut le 23 fŽvrier 1930 ˆ l'‰ge de 35 ans. 

 

Alors que Le Code tend ˆ faire accroire que la capitale du cinŽma est devenue un grand camp scout et que l'industrialisation cherche ˆ imposer ses mŽthodes de gestion, les burlesques continuent de vivre, ˆ l'Žcran comme dans la vie, dans la plus grande des indisciplines. Les cuites et les frasques[29] bien connues de William Claude Fields, qui incarne ˆ l'Žcran un bon-ˆ-rien asocial, font partie du personnage. Ses cŽlbres aphorismes expriment un irrespect absolu pour les convenances. Ses rŽpliques qu'il imposait aux rŽalisateurs, en faveur de la paresse, de la boisson[30] ou contre les enfants et la famille manifestent Žvidemment un esprit pour le moins iconoclaste. Quant aux frres Marx, leur comportement laisserait ˆ penser que leurs r™les ne sont pas des compositions. A propos de Duck Soup[31], Leo McCarey note:

"Je ne voulais pas faire de film avec eux : ils Žtaient compltement fous. Il Žtait presque impossible de les rŽunir tous les quatre ˆ la fois. Il en manquait toujours un! Oui, ils Žtaient les quatre personnes les plus cinglŽes que j'aie jamais rencontrŽes."[32]

Dans une sociŽtŽ o l'Žthique protestante est sŽcularisŽe, l'Žloge du vagabond oisif et dŽterminŽ ˆ le demeurer, The Tramp, constitue Žvidemment un discours subversif sur le monde. Quant ˆ son penchant affirmŽ pour l'alcool, il reprŽsente parfaitement cette Sinnenkultur que les puritains abhorrent et entendent Žradiquer de la terre amŽricaine. Il n'est Žvidemment pas innocent que le plus populaire des burlesques, Charlot, porte prŽcisŽment le nom de The Tramp dans nombre de ses films de The Tramp (1915) justement ˆ City Lights (1931). Et quand il quitte sa dŽfroque de vagabond pour un costume de gentleman, il se comporte toujours avec le mme mŽpris des convenances et un penchant identique pour les boissons alcoolisŽes (The Cure, 1917)É

 

Dans sa recherche de respectabilitŽ, Hollywood avait aussi le souci de sŽduire cette cible Žlargie que, depuis sa crŽation, la tŽlŽvision commerciale fait en sorte de ne pas heurter, lorsqu'elle produit "the least objectionable programs". Mais les burlesques s'ingŽnient ˆ souiller de leurs tartes ˆ la crme le fameux "lŽchŽ" hollywoodien. Dans The Blacksmith[33], un fier Žtalon ˆ la robe ˆ la blancheur virginale est confiŽ aux soins de Malec pour tre ferrŽ et sort du garage du marŽchal-ferrant entirement maculŽ de cambouis. Lorsqu'ils ne poissent pas de glu leur environnement, les burlesques s'enttent ˆ tout dŽtruire. La plupart des courts mŽtrages de Stan Laurel et Oliver Hardy ne sont prŽtextes qu'ˆ accumulation de destructions. Dans deux exemples d'anthologie, Two Tars[34] et Big Business[35], les deux compres dŽtruisent dans le premier des voitures prises dans un embouteillage, "cette souveraine entreprise de destruction industrielle"[36] et dans le second la villa d'un grincheux, Žpatant James Finlayson, qui a eu l'impudence de les agresser.

"Saluez, saluez trs bas Stan Laurel et Oliver Hardy, crŽatures diaboliques venues enfin rendre aux choses de ce monde leur vŽritable signification! Leurs ridicules petites personnes dŽclenchent en cinq minutes les cataclysmes les plus Žpouvantables. Ils crŽent en moins de rien le trouble le plus affreux, la bagarre o chacun se heurte, cogne et frappe au hasard, avec le dŽsir, soudain fŽroce et suraigu, de tout casser, de tout dŽtruire, de se venger d'un long esclavage stupide dans la lŽgalitŽ, l'obŽissance et la respectabilitŽ."[37]

Ce qui frappe, c'est justement cette dŽtermination qui n'est jamais prise en dŽfaut. Avec sa pertinence habituelle, AndrŽ Bazin note que les burlesques "relvent d'une phŽnomŽnologie de l'enttement"[38]. Emily La Rue (Alison Skipworth), une comŽdienne ˆ la retraite qui tient un salon de thŽ avec son ami Rollo (W. C. Fields), achte avec toutes ses Žconomies une jolie voiture qu'un chauffard emboutit ds leur sortie du garage. En possession de son chque de un million de dollars, elle achte une dizaine de solides automobiles et loue les services de plusieurs chauffeurs. Avec Rollo au volant, et suivie par la file des voitures, elle part ˆ la chasse aux chauffards. En dŽtruisant leurs voitures avec application, ils rŽalisent le rve de millions de spectateurs-automobilistes qui jouissent avec Emily et Rollo de ce "glorious day"[39]. Objet de culte dans la sociŽtŽ industrielle, la voiture, depuis Mack Sennett, est systŽmatiquement dŽtruite par les burlesques vindicatifs.

 

C'est toujours involontaire et jamais par agressivitŽ, mais par sa seule prŽsence physique, que Jerry Lewis provoque des catastrophes. C'est mme en voulant bien faire qu'il sabote compltement l'Žmission de tŽlŽvision dans The Ladie's Man. Evidemment, sa charge de professeur de chimie dŽmultiplie ses capacitŽs de nuisance dans The Nutty Professor[40].

 

DŽnie de l'autoritŽ et Misogynie agressive

Le premier ressort du burlesque est bien sžr la remise en cause de l'autoritŽ comme le montrent bien les films des premiers temps[41]. Alors que Chaplin a habituellement maille ˆ partir avec un ou deux agents de la force publique, Buster Keaton doit faire front ˆ tous les flics de la ville rŽunis ˆ l'occasion de leur fte annuelle (Cops[42]). Il faut revoir cette sŽquence magnifique o Buster pŽntre par le haut du cadre dans une avenue vide et s'enfuit ˆ toutes jambes vers le bas du cadre bient™t suivi par une nuŽe de policiers qui Žvoquent irrŽsistiblement un vol d'oiseaux nuisibles; ˆ peine le cadre est-il dŽsertŽ par tous les protagonistes que Buster y pŽntre ˆ nouveau par le bas et court vers le haut toujours poursuivi par la meute des policiers. Alors mme qu'il rŽussit ˆ sortir du cadre, il semble alors vraiment prisonnier de l'espace filmique devenu cauchemardesque.

 

La misogynie est une constante chez Keaton qui s'arrange toujours dans ses fictions pour faire payer ˆ ses amies les avanies qu'elles lui font subir et Seven Chances[43] est sžrement un chef d'Ïuvre du genre au cinŽma. A la suite d'un quiproquo, Jimmie Shannon est poursuivi par une meute d'amŽricaines en mal de mariage. Et le spectateur ne peroit gure de diffŽrence entre le flot impŽtueux des fiancŽes en folie et celui du troupeau de btes ˆ cornes de Go west[44] qui envahissent et dŽvastent la ville avec une identique furie destructrice. Mais la vision du monde de Keaton reste toujours poŽtique et sa misogynie n'atteint jamais l'extraordinaire agressivitŽ de ses successeurs en particulier Laurel et Hardy. Dans Block-Heads[45], par exemple, Laurel, de retour du front, s'en prend ˆ tout ce qui reprŽsente le couple formŽ par Hardy et sa femme et le rŽduit en miettes. Par la suite, les Marx Brothers et plus encore W.C. Fields dont les femmes, Žpouse et belle-mre, qui l'entourent passent leur temps ˆ l'empcher de boire et de fumer ses cigares dans la chambre ˆ coucher, se firent les champions d'une misogynie sans complexe. Enfin n'oublions pas cet autre chef d'Ïuvre de la misogynie burlesque dŽjˆ ŽvoquŽ, The Ladie's Man, o Herbert qui a une peur panique des femmes se trouve enfermŽ dans une pension de jeunes filles.

 

Les burlesques ont toujours ŽtŽ les rois du politiquement incorrect avant la lettre et c'est sžrement pour cela aussi qu'ils se font si rares aujourd'hui o l'essentiel des recettes des films est rŽalisŽ sur le petit Žcran domestique. Heureusement, la plus grande partie des cinŽastes du burlesque a eu la chance de tourner ˆ une Žpoque o le cinŽma n'Žtait pas pris au sŽrieux et o il devait conquŽrir un large public. En consŽquence bien de leurs films ont tout simplement disparu. Mais malgrŽ cela, leur production est tout simplement qualitativement et quantitativement stupŽfiante :

" L'affectueux mŽpris d'un public ingrat et insatiable leur permettait ˆ dŽfaut d'accŽder tout vivant ˆ des panthŽons inutiles d'Ždifier des fortunes rapides et entirement mŽritŽes, car ils se donnaient ˆ leur travail avec un enthousiasme et un acharnement qui ont eu peu d'Žquivalents dans l'histoire du spectacle. C'Žtait lˆ une situation saine et profondŽment morale, un splendide exemple d'art dŽsintŽressŽ (...): l'art libre, autonome, expansif, sans pose ni problme, sans souci ni coup d'Ïil vers la postŽritŽ. Les burlesques n'avaient pas plus besoin d'exŽgtes qu'une poussŽe dŽmographique n'a besoin de bŽnŽdiction pontificale..."[46]

Dans de nombreux pays, le cinŽma est objet d'enseignement et de nombreux ouvrages rŽsultats de recherches universitaires ont contribuŽ ˆ donner toute sa place ˆ ce genre qui reste attachŽ ˆ la grande pŽriode du muet ˆ Hollywood... Depuis que Jerry Lewis a cessŽ de tourner, le genre a disparu des Žcrans et le temps a fait son office : aujourd'hui, le cinŽma muet qui a le mieux vieilli est sans conteste le burlesque. Revanche sans appel du cinŽma populaire!

 

Jean-Marie Tixier,

in "Why not? sur le cinŽma amŽricain ",

sous la direction de Jean-Pierre Moussaron & Jean-Baptiste Thoret, Rouge Profond, septembre 2002, pp.80 ˆ 93.



[1] - Mack Sennett, Le roi du comique, Paris, Le Seuil, (Point, virgule), 1994, p. 111.

[2] - Cf. bien sžr Jean-Loup Bourget, Hollywood, la norme et la marge, Paris, Nathan (UniversitŽ), 1999.

[3] - Sa mre est actrice et son pre occupe, tout ˆ la fois, les fonctions d'acteur, d'auteur, de producteur et de directeur de thŽ‰tre.

[4] -  Le garon boucher, 1917.

[5] - Entretien avec Buster Keaton par Christopher Bishop, in CinŽma 60, n¡49, aožt-septembre 1960, p. 68.

[6] - Sherlock Junior, dŽtective, 1924.

[7] - Cadet d'eau douce, 1928.

[8] - Le Figurant, 1929.

[9] - L'OpŽrateur, 1928.

[10] - attribuŽ ˆ Harry Houdini qui s'exclama  "What a buster !" ("Quel casse-cou!") en assistant ˆ un spectacle des Trois Keaton.

[11] - Claude-Michel Cluny, Dictionnaire du CinŽma, Paris: Larousse, 1995, p. 1199.

[12] - Sam Fuller racontait avec gourmandise les misres qu'il avait faites subir ˆ Barbara Stanwick tra”nŽe dans la poussire par un cheval emballŽ dans Forty Guns (Quarante tueurs, 1957) et les cris d'orfraie de son agent. D'autant qu'il avait du refaire plusieurs fois la prise, le cheval s'enttant ˆ ne pas respecter le couloir du travelling...

[13] - LittŽralement contraction de "baffe" et de "b‰ton".

[14] - Mirages, 1928.

[15] - Naissance d'une Nation, 1915.

[16] - Succs d'estime certes mais Žchec commercial sans appel, L'opinion publique (1922) fut le premier film rŽalisŽ par Charlie Chaplin pour United Artists. A woman of Paris o Chaplin n'appara”t que comme figurant, est un drame social qui affiche son caractre respectable (au gŽnŽrique, Chaplin tient ˆ prŽciser: "C'est le premier drame sŽrieux que j'ai Žcrit et rŽalisŽ") et qui n'a Žvidemment plus rien ˆ voir avec le burlesque.

[17] - Le dingue du Palace, 1960.

[18] - Entretien avec Buster Keaton par Chrisopher Bishop, op. citŽ,  p. 68.

[19] - Mack Sennett, Le roi du comique, op. citŽ, p. 313.

[20] - Le tombeur de ces dames, 1961. Un magnifique mouvement de camŽra rŽalisŽ en continu ˆ l'aide d'une grue permet de faire dŽcouvrir l'ensemble du dŽcor, une gigantesque maison de poupŽe.

[21] - Cette proximitŽ entre les deux projets peut tout ˆ la fois renforcer l'idŽe du caractre subversif du burlesque et/ou rŽduire la portŽe politique du procŽdŽ. La maison de poupŽe peut mme tre utilisŽe "discrtement" pour filmer les dŽplacements dans une cage d'escalier : par exemple, Seven Heaven (L'heure suprme, 1927) de Frantz Borzage.  Dans Snake Eyes (1998), Brian de Palma s'autorise un travelling formidable au-dessus des chambres d'un h™tel qui permet aux spectateurs de dŽcouvrir d'en haut les diffŽrentes actions qui s'y dŽroulent.

[22]  - AndrŽ S. Labarthe, Lewis au pays de Carroll,  Les Cahiers du CinŽma, n¡ 132, juin 1962, p. 6.

[23] - Fatty ˆ la fte, 1917.

[24] - Emmanuel Dreux, Smšrgasbord, in L'art du cinŽma, n¡16, ŽtŽ 1997.

[25] - T'es fou Jerry, 1983. Smšrgøsbord signifie en suŽdois hors d'Ïuvres variŽs.

[26] - Pierre Baudry, Figuratif, MatŽriel, ExcrŽmentiel, in Cahiers du CinŽma n¡238-239, mai-juin 1972, p.78.

[27] - RŽalisŽ en 1927 par Clyde Bruckman (1985-1955) qui fut un des gagmen de Buster Keaton, The Battle of the Century porte la marque des productions Hal Roach et surtout a ŽtŽ supervisŽ par Leo McCarey.

[28] - En qute d'auteur: entretien avec Jerry Lewis, par Robert Benayoun et AndrŽ S. Labarthe, in Les Cahiers du CinŽma, n¡ 197, no‘l 1967 / janvier 1968, p. 32.

[29] - ObsŽdŽ par la misre qu'il avait trop bien connu, W.C. Fields harcelait ses producteurs de continuelles demandes d'augmentation pour alimenter les innombrables comptes en banque ouverts dans le monde entier.

[30] - "Le sommeil est la plus belle expŽrience de l'existence, mis ˆ part la boisson" ou, aprs une nuit bien arrosŽe, "J'ai l'impression que l'armŽe russe a dŽfilŽ toute la nuit sur ma langue" in My Little Chikckadee (Mon Petit Poussin ChŽri, 1940).

[31] - La Soupe aux Canards, 1933.

[32] - entretien avec Leo McCarey par Serge Daney et Jean-Louis Noames in Les Cahiers du CinŽma, n¡ 163, fŽvrier 1965, p. 17.

[33] - Malec Forgeron, 1922.

[34] - V'la la Flotte, 1928.

[35] - Îil pour Îil, 1929.

[36] - Raymond Borde et Charles Perrin, Laurel & Hardy, Premier Plan, Lyon, n¡38, septembre 1965, p.59.

[37] - Jean-Paul Le Chanois, Revue du CinŽma, n¡12, juillet 1930.

[38] - in Qu'est-ce que le cinŽma?, Tome II, Paris, Le Cerf, 1969, p.74. Et si l'enttement relve, selon Freud, du stade anal, il y a bien lˆ cohŽrence avec la propension ˆ tout maculer. Lire ˆ ce sujet l'excellent article de Pierre Baudry Figuratif, MatŽriel, ExcrŽmentiel citŽ plus haut.

[39] - If I had a million (Si j'avais un million, 1932). Road Hogs, un des meilleurs sketches du film, est rŽalisŽ par Norman Zenos McLeod (1898-1964).

[40] - Docteur Jerry et Mister Love, 1962.

[41] - Cf. par exemple, William Paul  (Extraordinary cab accident, 1903, ou The motorist 1905) ou encore George Albert Smith.

[42] - Les Flics ou Frigo dŽmŽnageur, 1922.

[43] - Les FiancŽes en folie, 1925.

[44] - Ma vache et moi, 1925.

[45] - Ttes de Pioche, 1938.

[46] - Jean-Pierre Coursodon, Keaton et Cie, Paris, Seghers ("cinŽma d'aujourd'hui"), 1964, p. 11 et 12.