Seargent Rutledge ou le huis clos impossible
"Je suis un homme du Nord. Je suis n dans le Maine, l'un des premiers Etats avoir
aboli la sgrgation. Je
dteste l'tat d'esprit du Sud et je ne veux pas en parler..."[1]
Ds son arrive au tribunal, le Lieutenant Tom Cantrell (Jeffrey Hunter) qui doit assurer la dfense du Sergent Rutledge, sĠindigne de la prsence des femmes dĠofficiers venues l comme on se rend au spectacle. Elles ne sont pas les seules : dans le fond de la salle dĠaudience, se presse debout tout un petit peuple qui sĠagite et qui espre bien assister la pendaison du coupable. Un homme sĠest muni dĠun fouet : est-ce un cocher ou pense-t-il dj la punition habituellement rserve au ngre marron ? Aussi peine le Sergent Rutledge a-t-il t prsent la cour martiale, que son avocat demande le huis clos et que le Prsident lĠordonne. La salle est donc vacue immdiatement malgr les protestations vhmentes du public dont fait partie lĠpouse du colonel, prsident de la cour. Le film ne vient que commencer (7me minute) mais le huis clos cinmatographique ne va pas durer. Aprs les procdures dĠusage qui donnent lĠoccasion aux diffrents protagonistes de croiser le fer et dĠtre prsents aux spectateurs (Ford qui dtestait lĠexposition sĠen acquitte ainsi rapidement), le premier tmoin est appel la barre : coup de thtre, le Capitaine Shattuck (Carleton Young), lĠavocat de lĠaccusation, cite Mary Beecher (Constance Towers), le principal tmoin de la dfense. Aprs un gros plan sur elle sans incidence angulaire, un plan gnral recadre les diffrents acteurs du procs : Shattuck debout faisant face Mary, assise dans sa robe bleue, en arrire plan les cinq membres de la cour et dans lĠangle droit du cadre, lĠavocat de la dfense. La lumire baisse et bientt seul le tmoin reste vraiment clair, des autres protagonistes, on ne distingue plus que les silhouettes, leurs ombres : le spectateur est clairement install dans la salle dĠaudience et la mise en image le contraint concentrer son attention sur les dclarations de Mary Beecher. Aprs ce faux fondu au noir (en rompant avec les codes de la vraisemblance, Ford prend le risque dlibr de dsorienter le public), son tmoignage se poursuit puis est mis en images : ds sa 12me minute, le rcit sĠvade du huis clos, quitte le prsent pour retrouver lĠespace extrieur et le pass dans un premier flash-back enchan par une coupe franche. Le film abandonne la cour pour rejoindre le western avec un train qui, de nuit, traverse lĠcran en diagonale.
Ensuite, le rcit suit une double linarit : dĠune part, le droulement du procs avec les diffrents tmoins cits comparatre et, dĠautre part, leur version des faits illustrs en flash-back. Pour autant, Ford nĠhsite pas un instant se jouer de la question du point de vue : il sĠaffranchit de la contrainte du tmoignage pour donner aux spectateurs tous les lments ncessaires une bonne comprhension. Premier exemple, lors de la dposition du major, un Allemand[2], qui a constat les dcs et qui est rest lĠintrieur de la maison du crime, la squence sĠachve sur un change entre Tom Cantrell et le sergent Matthew Skidmore (Juano Hernandez) lĠextrieur. Tous les tmoignages sont ainsi rapports sans que Ford ne se soumette, aucun moment, cet impratif narratif qui serait de respecter la cohrence des faits rapports ; ainsi lorsquĠun tmoin sort dĠune pice, le "tmoignage" peut aussi bien continuer sans lui (exemple : lors de la dposition de Tom Cantrell, les soldats noirs rests seuls entourent leur sergent et le rconfortent). Reproduit systmatiquement, ce procd montre bien quĠil ne sĠagit en aucune manire dĠune erreur dĠcriture du scnario - a goof, que les cinphiles amricains aiment dbusquer dans tous les films - mais dĠun choix de mise en scne : le matre du point de vue reste bien le ralisateur mme si, convention oblige, il tend faire accroire le contraire. Du reste, les tmoignages principaux concordent pour faire de Braxton Rutledge un hros ; Ford ne fait pas une leon de cinma ou un expos sur la question du tmoignage mais plaide rsolument en faveur du sergent noir : Sergeant Rutledge nĠest pas Rashomon[3].
Enfin, les retours au tribunal permettent de mnager quelques poses avant de conduire le procs son terme qui sĠachve avec la production de la vrit grce un coup de thtre vraiment providentiel. Mont en coupe franche, lĠensemble donne lĠimpression dĠune grande unit avec une fluidit dans le droulement.
Un western atypique
Seargent Rutledge peut tre considr comme un film atypique la fois par rapport au genre et par rapport au reste de la production de John Ford. Pour autant, il reste un western et, par consquent, doit obir un minimum de ses canons et fait partie de lĠÏuvre du grand ralisateur dont il porte la marque. CĠest prcisment dans ce jeu entre la soumission aux codes du genre et les nombreuses transgressions que se situe lĠapport du cinaste.
Pour les spectateurs, le western est associ aux grands espaces, la Frontire, la wilderness ; aujourdĠhui, on pourrait dire quĠa priori, un western doit imprativement se drouler Into The Wild[4]. Certes, il existe bien un grand nombre de westerns dont lĠaction se droule compltement dans une ville sans jamais en sortir (Rio Bravo) ou qui restreignent les lieux de la fiction au maximum (le saloon et le campement dans The Ox-Bow Incident) mais aucun ne sĠest risqu au huis clos pour ne pas dsorienter compltement les spectateurs en trahissant leurs attentes constitues par lĠexistence mme du genre.
Se prsentant comme un faiseur de westerns[5], Ford affectionne tout particulirement le genre mme sĠil nĠa t pay en retour car il nĠa jamais t distingu grce lui[6]. Le western lui permet de sortir de la ville et de se retrouver avec ses vieux copains dans la beaut du monde et notamment dans ce lieu mythique que Monument Valley[7] est devenu principalement grce lui. Enfin, il lui offre lĠoccasion de faire travailler ses amis navajos dont il revendique avec fiert lĠamiti.
"Making
movies, it was great. It was like having this big, extended family around you.
The Westerns were especially fun. Out there on location. The stars in that
desert sky, they beat the stars and stench of Hollywood. Good beef on the
grill, some music and somebody always had a grand tale to tell. We didn't talk
film at night. It was off limits. We played games, dominoes, poker. Or may be Danny Borzage and we'd sing."[8]
Le huis clos lĠaurait condamn tourner en studio alors quoi bon choisir un western.
De plus, lĠintrieur mme de ses fictions, Ford aime faire intervenir le petit peuple qui dit la cohsion de la communaut et en mme temps assure les ruptures de ton auxquelles il reste si fortement attach.
"Ford reste jusqu'au bout fidle son
got pour les ruptures de ton, l'interpolation d'pisodes
burlesques sinon grotesques, au sens fort de caricatural, au milieu de ses
films dramatiques. Il sait pourtant que Hollywood et son public changent et que
l'unit de ton est de meilleur got, Çplus artistiqueÈ. Fort de son statut, de
ses quarante ans de carrire, il choisit de refuser de s'adapter. Il continue
d'quilibrer le pathos par le comique, quitte mler chacun en grande
quantit."[9]
Ds lors, le huis clos qui interdirait lĠintervention des spectateurs dans la cour parat vraiment inopportun. Ford va tourner la difficult, la 31me minute, en faisant citer comme tmoin Cordelia (Billie Burke[10]), la femme du Colonel qui se prsente la barre avec trois de ses amies dont la principale est interprte par Mae Marsh[11]. Le huis clos est corn : les commres que John Ford aime bien brocarder, pntrent dans le prtoire.
La responsabilit du bon droulement du procs pse sur les paules du Colonel qui incarne une figure de juge chre John Ford : un solide sens de la justice avant la soumission au droit. Soldat avant tout, sa tenue est nglige et il affiche ainsi son ddain pour les conventions et les militaires dĠoprette. Du reste, il ne cache pas le peu dĠestime quĠil porte au capitaine charg de lĠaccusation, un juriste en gants blancs de lĠtat-major, pas un vritable soldat. Les autres membres de la cour partagent cette aversion. Lorsque Shattuck sĠen prend au vieux sergent Matthew Skidmore, les officiers unanimes prennent la dfense de leur subordonn en oubliant la procdure.
"Chez lui, dans les tribunaux des petites villes
amricaines la charnire des XIXe et XXe sicles, le bon juge sige en lisant
le journal (Judge Priest) ou s'vente,
pieds sur le bureau, tandis qu'un procureur s'poumone (The Sun Shines Bright), comme
si dans l'acte de juger l'art de ne pas faire attention nĠtait pas
moins requis que l'attitude inverse. C'est que la
gnralit de la loi appelle cette attention flottante d'un juge
sourd la rhtorique dont les dfenseurs de l'ordre tabli habillent leurs
prjugs, mais habile dterminer les conditions de la juste application de la
rgle au cas particulier."[12]
Sous la prsidence de ce Colonel
fort peu conforme, la cour martiale de Sergeant
Rutledge est conduite la manire de Ford, avec humanit : une
exception dans les reprsentations de la justice militaire au cinma qui se
conforme plutt la clbre dfinition de ClemenceauÉ Fordien jusquĠau bout, le
Colonel, sous pression, rclame de "lĠeau"
son assesseur, le 5me membre de la cour, le Lt. Mulqueen (Judson
Pratt) ; cela marque le dbut dĠun petit jeu entre lĠofficier suprieur et
son subordonn (la premire fois, Mulqueen finit le mug de whiskey et la seconde,
le colonel nĠen laisse pas une goutte) avec une srie de gags rcurrents :
lĠantagonisme est poursuivi par des remarques acides du Lt. Mulqueen, propos
dĠune question de procdure qui se rsout par la production dĠun code confdr
"obtenu" lors du sac
dĠAtlanta et au cours de la partie de poker. Vraiment incongrue, cette partie
de poker qui sĠachve sur une ellipse et la victoire du Lt. Mulqueen, intervient
aprs le moment le plus fort du film : la fin du tmoignage du sergent
Rutledge quand, harcel par lĠaccusation, il se dresse et revendique sa qualit
dĠhomme. La cour, comme le spectateur, a besoin de souffler et John Ford mnage
une courte pause : avant de donner la
parole la dfense, le Colonel ordonne une suspension de sance et demande dĠouvrir
le prtoire pour arer. La foule des spectateurs en profite pour revenir et
le huis clos sĠachve vraiment afin de permettre tous dĠassister la
manifestation de la vrit et mettre un terme dfinitif toute vellit de
lynchage : une corde a t brandie dans le public braillard.
Par ailleurs, Ford nĠa jamais t un adepte des dfis techniques la Hitchcock (Cf. Lifeboat, 1944 ou The Rope, 1948) ; son propos a toujours t de raconter une histoire le mieux possible, la technique devant sĠeffacer au profit du rcit : cĠest en cela que Ford est un classique. A la question de savoir pourquoi sa camra tait le plus souvent fixe et les acteurs, en revanche, bougeaient beaucoup, Ford rpondait, avec son anti-intellectualisme habituel, que les techniciens tant bien moins pays que les acteurs, il y avait une forme de justice filmer ainsiÉ
Enfin, le huis clos rduisant par dfinition fatalement lĠespace contraint lĠutilisation de plans rapprochs. Or depuis la fin des annes 50, le cinma sĠest engag dans un processus de distinction par rapport son rival domestique, la tlvision : gnralisation de la couleur et des formats larges (cinmascope et panoramiques). Ne bnficiant pas dĠune dfinition dĠimage suffisante pour jouer sur la profondeur de champ, la tlvision sur utilise, par consquent, le premier plan. CĠest avec cette esthtique que le cinma doit rompre si il dsire tout simplement continuer exister. A propos des gros plans, Howard Hawks fait rfrence explicitement son ami en dclarant notamment :
"Je suis coeur par cette tendance de la
tlvision tout filmer en plans rapprochs. En plus, certaines des meilleures
scnes que l'on peut tourner sont en plans loigns. J'ai appris a de Jack
Ford."[13]
Bien sr cette esthtique tlvisuelle rpond galement une double exigence : une rduction des cots et un souci dĠtre intelligible par le plus grand nombre en ne laissant subsister aucune ambigut. En revanche, les plans loigns ncessitent de mobiliser des moyens techniques importants mais offrent aux spectateurs une vue plus ouverte tous les sens du terme, ou en paraphrasant Andr Bazin et ses propos sur la profondeur de champ, une mise en perspective plus "dmocratique" mme si, comme nous lĠavons vu plus haut, Ford ne laisse gure ouvert le sens gnral du film.
Mais, un film de Ford tout de mme
Pour autant mme atypique, Seargent Rutledge reste un film de Ford. Ce nĠest pas son seul film utiliser un tribunal pour ses grandes qualits dramaturgiques : Judge Priest (1934), Young Mister Lincoln (1939), The Sun Shines Bright (1953) fournissent les plus beaux exemples. En revanche, Seargent Rutledge se distingue en concentrant son rcit sur le jugement et en choisissant lĠaccus comme hros principal la place du juge ou de lĠavocat. De plus, cet accus nĠest quĠun simple sergent, alors que la fonction du sous-officier chez Ford est habituellement de servir de faire valoir lĠofficier qui occupe le centre de la fiction, et dĠapporter une note comique : Cf. le cycle de la cavalerie et la figure du "sergent la terreur mais au cÏur dĠor" interprt par Victor McLaglen. Il peut galement incarner lĠhomme du peuple et sa common decency en opposition la morgue de lĠofficier aristocratique. Le Sergent Major O'Rourke (Ward Bond) rappelle les rgles de savoir-vivre au Colonel Owen Thursday (Henry Fonda) qui est entr chez lui sans y tre invit (Fort Apache, 1948). Mme sĠil aime un peu trop le whiskey, les tats dĠme du First Sergeant Stanislaus Wichowsky (Mike Mazurki) permettent de dire le malaise de toute la troupe et de son officier, le capitaine Thomas Archer (Richard Widmark) ; plus, en voquant les cosaques et leurs pogroms, le polonais Wichowsky tablit pour la jeune Amrique un parallle avec la vieille Europe terriblement critique (Cheyenne Autumn, 1960).
Enfin et surtout, le sergent Rutledge est non seulement noir mais cĠest un ancien esclave affranchi.
Le parallle avec Judge Priest et The Sun Shines
Bright sĠavre trs fructueux. Tourns prs de 20 ans dĠintervalle
(permanence du point de vue), ces deux films sĠattachent dcrire une petite
ville du Kentucky au tournant du XXe sicle avec un personnage
principal, le Juge Priest, qui incarne les valeurs
chres Ford, comme il le dit lui-mme :
"Les
films que je prfre sont The Sun Shines
Bright, dont le personnage principal est trs proche de moi, et Young Mr. Lincoln."[14]
Dans
les deux films assurant ainsi une forme de continuit, Jeff Poindexter (Stepin Fetchit) se
tient aux cts du juge. Dans Judge Priest, le juge
(Will Rogers) entretient des liens dĠamiti avec Jeff avec qui il va pcher
la ligne et emploie Aunt Dilsey (Hattie McDaniel[15]) pour tenir son logis. Mme si ces deux personnages
respectent parfaitement les strotypes classiques (ou racistes : Jeff
parle et agit lentement et Aunt[16] Dilsey est une bonne grosse chanteuse de gospel), ils
jouent un rle important dans la fiction et leur proximit avec le juge constitue
dj une forme de rcusation des prjugs. Toujours sous le nom de Jeff Poindexter, Stepin Fetchit est
prsent dans The Sun Shines Bright.
Fidle serviteur, il
fait fonction dĠassistant, voire de vritable "auxiliaire de vie"
charg dĠassurer lĠapprovisionnement en "mdecine" pour soutenir le
cÏur dfaillant du vieux juge interprt par Charles Winniger...
AujourdĠhui et sans recul, le spectateur peut tre choqu : les acteurs noirs semblent se conformer en tout point un imaginaire construit par les reprsentations racistes. Du reste, Stepin Fetchit est considr comme lĠincarnation cinmatographique de la caricature "Coon". Historien du cinma, Daniel J. Leab dit de Stepin Fetchit:
"Fetchit became
identified in the popular imagination as a dialect-speaking, slump-shouldered,
slack-jawed character who walked, talked, and apparently thought in slow
motion. The Fetchit character overcame this lethargy only when he thought that
a ghost or some nameless terror might be present; and then he moved very
quickly indeed."[17]
Quand Donald Bogle note son propos:
"His appearance,
too, added to the caricature. He was tall and skinny and always had his head
shaved completely bald. He invariably wore clothes that were too large for him
and that looked as if they had been passed down from his white master. His grin
was always very wide, his teeth very white, his eyes very widened, his feet
very large, his walk very slow, his dialect very broken."[18]
Abrviation de "racoon" (raton laveur), la caricature "Coon" est ne lĠpoque de lĠesclavage et vhicule les pires reprsentations racistes :
"The coon developed
into the most blatantly degrading of all black stereotypes. The pure coons
emerged as no-account niggers, those unreliable, crazy, lazy, subhuman
creatures good for nothing more than eating watermelons, stealing chickens,
shooting crap, or butchering the English language."[19]
Cette caricature a t diffuse largement[20] notamment par The Minstrel show, cette premire forme de la culture de masse aux USA. Constitu de chants, de danses, de musique et dĠintermdes comiques, The Minstrel show tait interprts d'abord par des acteurs blancs grims grossirement puis, aprs la Guerre civile, par des noirs eux-mmes qui se conformaient la caricature coon en apparaissant ignorants, paresseux, superstitieux mais toujours joyeux et dous pour la danse et la musique. Mais lĠambigut est relle. Certes, The Minstrel show vhicule des strotypes racistes mais diffuse galement au prs dĠun large public la musique noire et touche mme des artistes blancs comme Mark Twain ou Henry James[21].
Une ambigut identique peut tre
releve avec le personnage incarn par Stepin Fetchit qui fut le premier acteur
noir atteindre le haut de l'affiche et l'un des premiers acteurs noirs
millionnaire. Revenant
sur Judge Priest, il note: "When people saw me and Will Rogers like brothers,
that said something to them"[22]. Plaidoyer que lĠon peut
considrer pro-domo mais dans son livre de 1989, Une
vire dans le Sud, V.S.
Naipaul souligne la nouveaut radicale du couple Stepin Fetchit-Will Rogers
l'cran :
"Quand j'tais enfant, Stepin Fetchit
tait ador par les Noirs de la Trinidad. On l'adorait non seulement pour son
humour, son corps qui semblait comme disloqu, sa dmarche et sa voix
extraordinaires, ses propos extravagants. On l'adorait parce qu'il figurait
dans des films une poque o Hollywood incarnait un glamour presque
impossible. Et surtout parce que, en un temps o la sgrgation svissait
Trinidad et o le monde semblait fig jamais, on voyait Stepin Fetchit
l'cran en compagnie de Blancs. Et pour les Noirs de la Trinidad – qui
l'poque ddaignaient les Africains et poussaient des cris et des hues au
cinma quand on montrait des Africains dansant ou avec des lances – la
vue de Stepin Fetchit avec des Blancs, tait comme le rve d'un monde meilleur."[23]
De plus, Will Rogers tait bien plus quĠun simple acteur dĠHollywood. Publiciste dans les grands journaux ou la radio, il incarnait le petit peuple et son solide bon sens. Il jouissait dĠune telle popularit que sa candidature la Prsidence tait srieusement envisage avant quĠun accident dĠavion mette un terme tragique sa carrire.
Enfin, dans la socit sudiste construite par un racisme extrmement violent[24], Jeff joue srement la seule partition qui lui permette dĠexister sans prendre de coup. Le grand bent fait penser au brave soldat Schweik et son apparente niaiserie dmontre quĠil a parfaitement bien compris que les rapports de force lĠÏuvre dans la socit dans laquelle il doit vivre lui sont absolument dfavorables.
Le parallle peut tre poursuivi. En effet, dans The Sun Shines Bright comme dans Sergeant Rutledge, au centre du rcit on trouve le viol dĠune jeune fille blanche[25] et un noir aussitt accus (tant cela tombe sous le sens !) et, finalement grce la droiture dĠun juge ou dĠun avocat, le lynchage rclam par les petits blancs est vit et le vrai coupable (un blanc bien convenable) dmasqu.
"Dans ses aspects twainiens, l'Ïuvre de Ford
offre du peuple amricain (petit et moyen) une image contraste : ivrognerie et
droiture, poltronnerie et courage, bassesse et dignit, en dĠincessants
changes, de continuels renversements. La caractrisation grotesque domine,
Ford semblant fortement inspir par le thtre vaudevillesque et la caricature
ou le dessin. En ce sens les cavaliers du Massacre de Fort Apache diffrent
peu des personnages de Judge Priest, sans parler des femmes (les
piaillantes pouses d'officiers dans Le Sergent noir) ou des ngres (la morphologie
et les attitudes de Stepin Fetchit, dans Judge Priest et Le Soleil
brille pour tout le monde me font toujours songer au personnage
d'Horace, compagnon de Clarabelle. dans les comic strips du Disney des
annes trente). Mais, tout autant que les trognes et les dgaines, ce sont les
mots, les accents et les voix, en un mot la langue, qui apparentent
les critures de Twain et de Ford. Mark Twain, balayant la rhtorique du roman
classique issu d'Europe, crit comme l'on parle, s'efforce de transcrire
l'extraordinaire diversit des parlures de l'Amrique profonde (y
compris celle des noirs). Et nombre de films de Ford constituent une vritable
partition langagire et vocale, un tmoignage de l'volution linguistique
et socio-linguistique au sein de certaines rgions ou de certaines catgories
sociales : comparer le parler de Stepin Fetchit celui de Woody Strode dans Le
Sergent noir, par exemple."[26]
Evidemment, la proposition de Francis Vanoye est retenir car la comparaison des parler des deux noirs permet de mesurer le chemin parcouru dans la reprsentation des noirs dans le cinma fordien et au-del dans le cinma amricain. Braxton Rutledge sĠexprime parfaitement, occupe la place centrale du rcit et ne remplit pas la fonction dĠun faire valoir comique comme Jeff Poindexter : il en incarne mme la ngation, comme le dit bien Ford lui-mme, en tant un vritable hros :
"Pas un Noir gentil et sympathique, mais un vritable
hros."[27]
La statue du hros |
The 1st Sgt. Braxton Rutledge en a la stature, le comportement et le langage: tout est cohrent. A plusieurs reprises, le sergent est film en contre-plonge de manire explicite. Au cours du procs, lorsquĠil est harcel par lĠaccusation, il se dresse pour affirmer sa dignit dĠhomme en expliquant son ralliement : ÒIt was because the Ninth Cavalry was my home, my real freedom, and my
self-respect, and the way I was desertin' it, I wasn't [voice cracking]
nuthin' worse than a swamp-runnin' nigger, and I ain't that! Do you hear me?
I'm a man!Ó Comme le fauteuil des tmoins est dispos sur une estrade, Rutledge domine de toute sa hauteur (1,93m) son accusateur et la contre-plonge peut tre perue comme le rsultat du contre-champ et tre ainsi justifie par le rcit. En revanche, dĠautres reprises, la contre-plonge nĠest absolument pas utilise de manire discrte mais au contraire volontairement appuye pour souligner le sens. |
Lors de lĠaffrontement contre les Apaches, le sergent est cadr dans un gros plan splendide en lgre contre-plonge avec The Mexican Hat[28], un site clbre de la Monument Valley en arrire plan. Le soir aprs la bataille, lorsque les soldats chantent "Captain Buffalo" la gloire de leur sergent, Braxton Rutledge est magnifi par plusieurs plans en contre-plonge qui le dtachent sur la nuit par pleine lune : Ford le statufie littralement. Ce plan a t repris pour une des affiches amricaines. La squence sĠachve avec la chanson. Une coupe franche et le lendemain matin, quatre soldats enterre Otway, un de leur camarade, tu au combat. Les deux soldats qui sĠoccupent de poser la croix sur la tombe demandent de dire quelques mots au sergent qui refuse. Le contre-champ est film en forte contre plonge : le sergent occupe le tiers droit du cadre en plan amricain, une mesa le tiers gauche, le tout sur un ciel bleu magnifique.
Pour autant, Ford ne rduit pas Rutledge une simple icne porteuse dĠun message. Le traitement du personnage dans sa complexit lui confre une vritable paisseur. Lors de son arrive au tribunal, Rutledge semble tout faire pour tre digne du surnom que lui ont donn ses hommes : mise impeccable, port de tte altier, droit dans ses bottes, voil bien "the top soldier". En revanche, au cours du premier flash back, Mary Beecher voque sa rencontre avec Rutledge la demande de lĠaccusation qui interrompt son tmoignage ds que Mary Beecher a dit ce que Shattuck voulait entendre. Car le dbut du rcit de Mary est vraiment conforme aux fantasmes racistes. Blonde aux yeux clairs, la jeune femme affole sort de la gare quand une main noire et puissante se plaque sur sa bouche et elle entend un ordre qui sonne comme une menace : ÒDonĠt scream, Miss. DonĠt scream!Ó. Et Mary poursuit :
ÒIt was as though heĠd sprung up at me out of the earth. I couldnĠt move,
I couldnĠt scream. It was like a nightmare.Ó
Surgi des profondeurs de la terre (lĠenfer ?), un vrai cauchemar, Rutledge incarne alors la sauvagerie du ngre. Et cĠest pourquoi le Capitaine Shattuck arrte l le tmoignage de Mary Beecher. Il a raviv les images intriorises par les spectateurs blancs : ceux du tribunal comme ceux du filmÉ
Quelques affiches, travers le monde, nĠont pas hsit exploiter le phantasme du viol. Une affiche amricaine est compose dĠune image suggestive de femme dans les bras dĠun homme qui semble la violenter et un texte pour expliciter (ÒYou knew all along that love had nothing to do with itÉÓ) dans le tiers suprieur ; sur une affiche franaise, sur fond de Monument Valley, le sergent noir poursuit Mary avec les deux poignes menottes qui encadrent lĠimage, et une autre reprend lĠimage du viol.
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Evidemment, la dfense lui demande de poursuivre et Mary peut dire en quoi lĠintervention brutale de lĠaccus tait justifie et lui a probablement sauv la vie en lui vitant une mort atroce. Le phantasme du viol se trouve ainsi prolong en le transfrant sur les Apaches : Rutledge donne son revolver Mary afin quĠelle ne tombe pas vivante dans les mains des sauvages.
Mary Beecher insiste, du reste, pour souligner la conduite irrprochable du sergent. Mais si le sergent se conduit comme un gentleman, il exprime clairement quĠil nĠest absolument pas dupe. Il sait dans quel monde il vit et son exprience lui dit quĠil a tout redouter de sa cohabitation force avec une femme blanche :
Ò1st Sgt. Braxton Rutledge: Anyone come, you
ain't gonna be in here with me.
Mary Beecher: What are you
talking about?
1st Sgt. Braxton Rutledge: I'm talking about
you. A white woman. White women only spell trouble for any of us.Ó
En consquence, il prfre garder ses distances afin de respecter les
rgles de la sgrgation plutt que de croire Mary Beecher qui
affirme navement (mais elle vient juste de revenir dans les territoires
de lĠOuest): ÒThat's nonsense. We're just two people trying to stay aliveÓ.
Le parfait gentleman est galement un soldat exemplaire qui fait tout pour mriter son surnom. On peut y voir le parfait oncle Tom sous lĠuniforme. Pour autant, sĠil a fui cĠest quĠil ne faisait pas confiance dans la justice des blancs.
Le lendemain, Rutledge est arrt
et menott. La patrouille repart et le lieutenant chevauche aux cts de son
sergent quĠil considre comme un ami. Il prend des nouvelles de sa blessure et
Rutledge rpond en voquant un strotype raciste sur les supposs capacits
des Noirs gurir vite. Tom
Cantrell ne relve pas lĠallusion sarcastique et propose, au contraire, de lui ter
ses fers contre sa parole de ne pas tenter de sĠenfuir. Rutledge refuse car il entend
bien tout faire pour chapper la cour martiale. Choqu, Tom Cantrell rplique : ÒThis
thing would haunt you till you couldnĠt stand itÓ. La rponse de Rutledge est sans
ambigut:
ÒYou forget, sir, we have been haunted a long time too much to worry.
Yeah, it was all right for Mr. Lincoln to say we were free, but that ainĠt so.
Not yet. May be some day, but not yet.Ó
John Ford devait convoquer la figure tutlaire de Lincoln prsent dans un grand nombre de ses films. Mais la rserve exprime par Rutledge marque bien le chemin quĠil reste parcourir mme prs dĠun sicle aprs sa mort (le temps des spectateurs). Ce ne sera pas la seule rfrence au grand prsident : aprs la bataille dcisives contre les Apaches, les soldats lĠvoqueront nouveau mais de manire beaucoup plus traditionnelle : les hommes du rang ne possdent pas la mme conscience que leur sergent.
Aprs cet change plutt amer entre le lieutenant et son sergent, la patrouille est accroche par les Apaches. Toujours Top soldier dans ses actes, Rutledge arrte le cheval emball du caporal Moffat bless et recueille ses dernires paroles[29] :
ÒCaporal Moffat: My little girls, whatĠs gonna happen to them, Brax?
1st Sgt. Braxton Rutledge: Someday, Moffat,
they gonna be awfull proud of you.
Caporal Moffat: YouĠre
always talking about someday like it gonna be a promised land here on Earth.
WeĠre fool to fight the white manĠs war. Ó
A nouveau, Moffat renvoie Rutledge lĠimagerie du bon soldat qui essaie de croire lĠintgration. Mais la rponse de Rutledge est sans ambigut et montre bien quĠil ne sĠest pas laiss abus :
Ò1st Sgt. Braxton Rutledge:.It ainĠt the
white manĠs war. WeĠre fighting to make us proud.Ó
Le caporal nĠentend plus le sergent et meurt dans ses bras. Ebranl par la mort de son compagnon dĠarmes, Rutledge dcide de dserter nouveau. Comme tmoin, le sergent Skidmore cde sa place Rutledge pour un peu plus de vraisemblance.
Cette dsertion sera de courte dure. Car dans sa fuite aprs avoir assist lĠassassinat de Sam Beecher, le pre de Mary, il dcouvre que les Apaches prparent une embuscade sur les rives du fleuve. Il redevient un bon soldat et regagne son camp en traversant nouveau la rivire[30] pour participer avec courage la bataille dcisive contre les Apaches. Mais, on peut considrer quĠil agit plus pour sauver les siens, sa propre famille, que par un patriotisme abstrait.
NĠcoutant que son devoir, le lieutenant lĠarrte nouveau le lendemain de la bataille et le conduit au tribunal o il assurera sa dfense avec conviction. Malgr tous ses efforts, il faut un coup de thtre pour innocenter compltement Rutledge tant les prjugs racistes sont forts et partags. Ce coup de thtre peut apparatre comme une nouvelle soumission aux codes : le happy end fait partie du genre. Mais Ford en lĠutilisant de manire si abrupte dit aussi que, sans lui, aucune plaidoirie, aucune preuve auraient suffi innocenter lĠaccus forcment coupable car noir :
ÒThe code which
Rutledge so vigorously upholds is turned against him, its representatives
eagerly labelling him ÒrapistÓ, ÒmurdererÓ, and finally – the
indisputable proof of his guilt – ÒNegroÓ.Ó[31]
Un film des annes 60
Memphis, grve des
boueurs, 11 fvrier 1968 & |
|
Sidney
Poitier, Harry Belafonte, Charton Heston lors de la marche sur Washington en
1963[32]. |
En 1960 au moment o sort le film, les Etats du sud[33] sont encore rgis par des lois sgrgationnistes contre lesquelles luttent les mouvements dĠmancipation. Connues sous la dnomination gnrique de Jim Crow laws, ces mesures mises en place la fin du XIXe sicle organisent une forme dĠapartheid qui fut entrine par le clbre arrt de la Cour suprme dans le cas Plessy v. Ferguson en 1896 qui dclara ces lois constitutionnelles en voquant le principe "separate but equal". LĠarrt faisant jurisprudence.
A la fin de la 2me guerre mondiale, le retour des vtrans[34] noirs se conjugue avec une transformation profonde de la socit : les Noirs quittent la fois le Sud et la terre[35]. La sgrgation va tre de plus en plus conteste notamment par les mouvements pour la reconnaissance des droits civiques dont The National Association for the Advancement of Colored People (NAACP). En 1954, dans le cas Brown v. Board of Education of Topeka, la cour suprme dclare la sgrgation dans les coles publiques inconstitutionnelle et met un terme, de jure, la jurisprudence de 1896. Pour que cette sgrgation disparaisse dans les faits, il faudra attendre encore un peu. En effet, il nĠest pas sr quĠelle ait compltement disparu encore aujourdĠhui et dĠabord dans les ttes. Ralise au dbut des annes 1990 par le National Opinion Research Center, une tude a constat que la majorit des Blancs et des Hispaniques portaient un jugement ngatif sur les Noirs.For example, 78 percent said that Blacks were more likely than Whites to "prefer to live off welfare" and "less likely to prefer to be self-supporting." Par exemple, 78% considrent que les Noirs sont plus susceptibles que les Blancs de "prfrer vivre de l'aide sociale" et ont "moins tendance prfrer tre autonomes".Further, 62 percent said Blacks were more likely to be lazy; 56 percent said Blacks were violence-prone; and 53 percent said that Blacks were less intelligent than Whites. 11 Stated differently: the coon caricature is still being applied to Blacks. En outre, 62% trouvent les Noirs paresseux, 56% sujets la violence et 53% moins intelligents que les Blancs[36]. Mais, malgr ses rsistances, le systme de sgrgation va tre dmantel pice par pice jusquĠ ce quĠun mtis soit choisi par les dmocrates pour les reprsenter lĠlection prsidentielle. AujourdĠhui, la sgrgation ne subsiste plus que de faon rsiduelle dans les prisons de Californie et, dans une moindre mesure, dans celles de lĠOklahoma et du Texas. Ces trois Etats ont entrepris des rformes afin dĠabolir cette dernire manifestation de lĠapartheid non sans rencontrer quelques rsistances[37].
Et dans cette lutte, lĠancien combattant Ford se range rsolument du ct des contempteurs de lĠapartheid quĠil ne supporte pas voir lĠÏuvre dans son propre pays :
"J'adore LE SERGENT NOIR (il prononce ce titre en franais). On ne voulait pas me laisser faire ce film parce que l'on disait qu'un
film sur un ÇniggerÈ ne rapporterait pas d'argent et ne pourrait pas tre
exploit dans le Sud. Je me suis mis en colre et je leur ai dit qu'ils
pouvaient au moins avoir la dcence de dire ÇnegroÈ ou Çcoloured
manÈ au lieu de ÇniggerÈ, parce que la
plupart de ces ÇniggersÈ valaient mieux
qu'eux. Je me suis aperu de cela quand j'ai dbarqu Omaha Beach : il y avait des dizaines de corps de Noirs
tendus sur le sable. Quand j'ai vu
cela, j'ai compris qu'il tait impossible de ne pas les
considrer comme des Amricains part entire."[38]
Comme dĠhabitude, les producteurs avaient raison contre Ford[39] et le film fut un chec commercial. Sans doute, le hros noir fidle, in fine, la cavalerie amricaine et surtout lĠimage que Ford se faisait de la grandeur de lĠarme, tait dj trop en dcalage avec les revendications portes par les mouvements dĠmancipation des Noirs amricains. Mais lors de la grve des boueurs de Memphis en 1968[40], les manifestants brandiront des pancartes portant "I am a man" comme en cho la conclusion de la plaidoirie de RutledgeÉ
En 1960, Ford a 66 ans et il est dans sa cinquime et dernire dcennie de cration qui sĠachvera six ans plus tard avec Seven Women (1966). Pour lui, le temps est venu du bilan et ce bilan sĠeffectue avec un regard critique sur le monde et singulirement sur les USA. Dsormais, les hros fordiens ne trouvent plus leur place dans la communaut. Ethan Edwards surgit du dsert et y retourne (The Searchers). Tom Doniphon est un inconnu qui le restera malgr lĠintervention du snateur Ransom Stoddard, et que lĠon sĠapprtait enterrer aux frais de la mairie et sans ses bottes (The Man who shot Liberty Valance). Le Dr. D.R. Cartwright incarne la ngation des principes rigides de la mission quĠelle sauvera pourtant par son sacrifice (Seven Women). Brax Rutledge ne sait plus sĠil a toujours une place dans lĠarme et ce sentiment lui est insupportable car, comme il le dit lui-mme, cela lui donne lĠimpression dĠtre redevenu, "a swamp-runnin' nigger", un esclave en fuite, un homme dsormais sans feu ni lieu car exclu, rejet de lĠUS Cavalry, la seule communaut susceptible de le reconnatre comme un homme de valeur, "The top soldier".
John Ford commencerait-il aussi douter de lĠarme ? Certes, lorsquĠil rconforte le jeune soldat bless, le lieutenant reprend, mot pour mot, les propos du vieux capitaine, Nathan Brittles (She Wore a Yellow Ribbon, 1949), "Well, youĠre a good man. In another nine or ten years, youĠre gone make corporal" (dans cette communaut dĠgaux, la hirarchie nĠest gravie quĠavec beaucoup de mrite), marquant ainsi la continuit entre les officiers de la cavalerie, mais est-ce un effet de sa jeunesse ou de la rptition, Tom Cantrell ne semble plus vraiment y croire comme les soldats qui, sur la tombe de leur camarade, parlent de leur solde misrable comme seule reconnaissance de leur dvouement. Nous sommes bien loin, en tout cas, de lĠenterrement du gnral confdr devenu le Pvt. John Smith de la cavalerie des Etats-Unis dans She Wore a Yellow Ribbon[41]É
Du reste, mme Frank W. ĠSpigĠ Wead qui a sacrifi sa propre famille pour la gloire de lĠaronavale amricaine doit finalement quitter le navire amiral. Symboliquement, aprs tre pass entre une haie dĠhonneur constitue dĠofficiers gnraux, ses anciens compagnons dĠarme (moment dĠintense motion pour lui comme pour les spectateurs), il se retrouve, les larmes aux yeux, perdu, ballott dans une petite nacelle entre deux navires (The Wings of Eagles, 1957). Songe-t-il ce moment prcis la beaut vanouie de sa femme (Maureen OĠHara) ?
En cohrence avec le statut de
leurs hros, ces derniers films se caractrisent par un retour sur les maux qui
affectent la socit amricaine et, en particulier sur les minorits qui en
souffrent le plus : les Noirs, les Indiens et les femmes. Ces films
abordent le thme du racisme avec une acuit rarement gale au cinma (The
Searchers, 1956 qui ouvre cette dcennie et Two Rode Together, 1961
qui suit Sergeant Rutledge), le sort
indigne rserv aux Indiens (Cheyenne Autumn, 1964)[42]
et la difficult dĠtre une femme libre dans un monde domin par lĠhypocrisie
des pharisiens[43]
que Ford abhorrait (Seven Women,
1966).
"LĠcriture composite de Ford ne rsout ni ne
dpasse les contradictions face lĠHistoire de son pays et la manire dĠen
rendre compte avec le cinma : elle les expose. Et si ses films nous
touchent tant, cĠest quĠil sĠengage profondment en chacun des termes de ces
contradictions, affectivement et esthtiquement : dans la grandeur et la
splendeur du mythe amricain, dans la tendresse et la lucidit lĠgard du
peuple amricain, dans les abmes maudits o mythe, tendresse et lucidit ne
sont plus que vanits, o lĠHistoire disparat force dĠtre rcrite."[44]
In Le huis clos judiciaire au cinma,
publication des actes du colloque Ç Droit & cinma : regards croiss È du 29 et 30 juin 2008,
mars 2010, pp.73 105.
[1] - Claudine Tavernier, "La 4me dimension de la vieillesse, John Ford", Cinma 69, nĦ137, p.44.
[2] - Un petit dtail qui, travers les parlers, les accents diffrents, dit la matire composite des acteurs de la Conqute de lĠOuest.
[3] - Akira Kurosawa, 1950 et son remake, The Outrage de Martin Ritt (1964) : Cf. La communication de Xavier Daverat.
[4] - Sean Penn, 2007. Interroger le prsent passe toujours aux USA par une mise en perspective critique des mythes fondateurs de la Nation amricaine.
[5] - LĠanecdote est clbre mais mrite dĠtre
rappele : pendant la chasse aux sorcires, Ford s'oppose, au cours de
assemble du 15 octobre 1950 de la Directors
Guild of America, Cecil B. De Mille qui veut enlever la prsidence
Joseph Mankiewicz souponn de progressisme. Enregistre par une stno, son intervention
commence par le clbre: "My name's
John Ford, I make Westerns" et s'achve par des propos fermes et
courageux qui mettent un terme au dbat: "I don't think there's anyone in this room who knows more about what the
American public wants than Cecil B. De Mille —
and he certainly knows how to give it to them. In that respect I admire him.
But I don't like you, C.B. I donĠt like what you stand for and I don't like
what you've been saying here tonight. Joe has been vilified, and I think he
needs an apology. Then I believe
there is only one alternative, and I hereby so move: that Mr. De Mille and the entire
board of directors resign, and that we give Joe a vote confidence – and
then letĠs all go home and get some sleep. WeĠve got some pictures to make in
the morning." (Bill Levy, John Ford a
Bio-Bibliographie, Westport-Connecticut, Greenwood Publishing Group, 1998,
pp.27-28) Ce jour l The Quiet Man
tait Hollywood...
[6] - A ce jour, seuls 3 westerns ont reu la prcieuse statuette: Cimarron (Wesley Ruggles, 1931), Dances With Wolves (Kevin Costner, 1990) et Unforgiven (Clint Eastwood, 1992). Pendant toute la priode du studio system, le western fait partie de la srie B, an easy money maker, et par consquent ne peut prtendre une distinction aux oscars rserve aux films de la srie A.
[7] - Lieu mythique en
effet : "Elsewhere the sky is the
roof of the world, but here the earth was the floor of the sky" Willa
Cather. Mme si Monument Valley nĠa pas
t dcouvert cinmatographiquement par John Ford comme le veut la
lgende (George B. Seitz y a tourn The Vanishing American en
1925), ses westerns ont popularis dans le monde entier ce site unique tel
point quĠaujourdĠhui on peut y trouver The
John FordĠs Point, ce promontoire dĠo Ethan accroupi plonge son regard sur
le camp indien o Debbie est retenue prisonnire (The Searchers, 1956 : Petit clin dĠÏil, Tom Cantrell-Jeffrey
Hunter lorsquĠil arrive au tribunal dclare venir du ranch des Jorgensen dans
lequel sĠachevait The Searchers. Les
cinphiles se souviennent du dernier plan avec Ethan sur le seuil et se tenant
le bras la manire dĠHarry Carrey). Dans Cheyenne
Autumn (1964) les Cheyenne ne quittent pratiquement pas le site alors
quĠils sont senss parcourir des centaines de miles et les cavaliers guids par
leur capitaine (Richard Widmark) dfilent sur The John FordĠs Point juste pour la beaut du planÉ En 2006, Bryan
Cooper a ralis un documentaire au titre explicite: "Monument Valley: John Ford Country".
[8] - Interview With a Dead Director By Stuart J.
Kobak, http://www.filmsondisc.com/features/ford/ford.htm
[9] - Pierre Gras, Biopic, in Politique (s) de John Ford,
Trafic nĦ56, hiver 2005, p.120.
[10] - Glinda, la gentille fe de The Wizard of Oz (1939) occupe la troisime place au gnrique avant Woody Strode. Ne en 1884, elle a 76 ans et joue la femme du colonel interprt par Willis Bouchey n en 1907 et qui nĠa donc que 53 ans. Convention qui passe sans problme. Malheureusement, Sergeant Rutledge sera son dernier film.
[11] - Prsente dans 17 films de Ford, Mae Marsh fait partie de la John Ford Stock Company mais, dans lĠhistoire du cinma, elle reste lĠhrone qui prfre se jeter de la falaise plutt que de succomber au viol du multre qui la poursuit dans Birth of a Nation.
[12] - Jacques Bontemps, Le vieux monde et les nouveaux venus, in Politique (s) de John
Ford, Trafic nĦ56, hiver 2005, p.10.
[13] - Joseph McBride, Hawks par Hawks, Paris, Ramsay, 1987, p. 119.
[14] - Deux films o le procs joue un rle important ! Claudine Tavernier, op. cit, p.39.
[15] - Elle sera la premire noire tre nomine et recevoir un oscar pour un second rle dans Gone with the Wind (1939).
[16] - Conformment lĠtiquette raciste, les femmes noires ne sont en aucun cas appeles "Miss." or "Mrs." dans le Sud rgi par les Jim Crow laws mais "Auntie" ou "girl".
[17] - Daniel J. Leab, From Sambo to Superspade: The Black Experience in Motion Pictures,
Boston, Houghton Mifflin, 1976, p. 89.
[18] - Donald
Bogle, Toms, Coons, Mulattoes, Mammies,
& Bucks: An Interpretive History of Blacks in American Films, New York,
Continuum, 1973/1994, p.
41.
[19] - Bogle, op. cit. p.8.
[20] -
Lors du premier match de boxe opposant James J. Jeffries, un blanc, Jack
Johnson, un noir pour le titre mondial des poids lourds le 4 juillet 1910
Reno Nevada, les 22 000 spectateurs, uniquement des blancs, pouvaient
entendre "All coons look alike to me" une chanson clbre de
la musique coon avant de scander "kill
the nigger!". Cf.
LĠexcellent documentaire de Ken Burns, Unforgivable
Blackness : The Rise and Fall of Jack Johnson, USA, 2004.
[21] - Cf. Jacques Portes, De la scne lĠcran : naissance de la culture de masse aux Etats-Unis, Paris, Belin, 1997, pp.29 32.
[22] - Cit par James Steffen dans son article sur Judge Priest pour Tuner Classic Movies (http://www.tcm.com/).
[23] - Cit par Joseph McBride, A la Recherche de John Ford, Lyon, Institut Lumire/Actes Sud, 2007,
pp.294-295.
[24] - Officiellement entre 1882 et 1968, 4 742 Noirs ont t lynchs, dont la moiti dans le Mississippi, la Gorgie, le Texas, l'Alabama et la Louisiane (statistiques tablies par l'universit de Tuskegee, Alabama). Ces lynchages pouvaient se transformer parfois en pogroms comme lors des meutes raciales dĠElaine en 1919 ou celles de Tulsa en 1921. Srs de leur impunit, les auteurs de ces crimes se faisaient photographier plastronnant devant leurs victimes ; photographies ensuite largement diffuses sous forme de cartes postales ! Cf. le site http://www.withoutsanctuary.org/ qui est consacr aux photos et cartes postales de lynchage.
[25] - Un viol tait bien prvu dans le scnario original de Judge Priest. Non retenu au montage final, il nĠen reste plus quĠune brve allusion.
[26] - Francis Vanoye, John
Ford et les rcritures de lĠHistoire, in Le Cinma Face lĠHistoire,
Vertigo nĦ16 1997, p.99.
[27] - Claudine Tavernier, op. cit, p.39.
[28] - Tellement beau, que ce cadrage est reproduit plusieurs reprises sans se soucier de la cohrence de la topologie des lieux.
[29] - LĠchange est rapport lors du tmoignage du sergent Skidmore qui ne connat pas son ge parce que ÒI was slave-bornÓ (petits dtails qui marquent la proximit avec la guerre civile et le temps dĠavant ! Petits dtails qui font galement la vrit du cinma fordien). Mais dĠvidence, Skidmore ne pouvait assister aux derniers moments de Moffat que seul Rutledge tait en mesure de rapporter.
[30] - Woody Strode pouvait tre fier de son interprtation : "On nĠavait encore jamais vu un Noir descendre dĠune montagne comme John Wayne. JĠai travers le Pecos de faon triomphale comme jamais un Noir ne lĠavait fait. Et je lĠai fait par moi-mme. JĠai fait travers le fleuve la race noire tout entire". in A la Recherche de John Ford, Joseph McBride, op. cit, p.823.
[31] - Andrew Tracy, Sens of Cinema, February 2004.
[32] - Au moment de la constitution du casting pour Sergeant Rutledge, la Warner avait
suggr Sidney
Poitier ou Harry Belafonte pour le rle principal. Mais Ford avait prfr
Woody Strode plus "coriace"
son got. Dans
le clbre Guess Who's Coming to Dinner
(Stanley Kramer, 1967), le Dr. John
Wade Prentice interprt par Sidney Poitier clt sa diatribe contre son pre
par: ÒYou think of yourself as a colored man. I
think of myself as a man.Ó
[33] - 18 Etats au total : les anciens Etats confdrs et les anciens territoires de lĠOuest.
[34] - Le phnomne anciens combattants sera galement au cÏur des processus de dcolonisation.
[35] - En 1940, 50% des Noirs sont encore fermiers et 77% travaillent toujours dans les anciens Etats confdrs. En 1970, 81% habitent dans des grandes agglomrations urbaines.
[36] - In Lynne Duke, "But Some of My Best Friends Are...," The Washington Post du 14 janvier 1991. Et sur internet: http://members.aol.com/digasa/stats1.htm.
[37] - Lire Ben Arnoldy, Les prisons californiennes
dcouvrent la mixit raciale, The Christian Science Monitor in Courrier international, nĦ 921,
26 juin 2008, p.22.
[38] - Claudine Tavernier, op. cit, p.39.
[39] -
Dans les mmos de David O. Selznick, on peut lire : "J'ai fortement conscience, comme je l'ai dit Coop
(Merian C. Cooper), que nous devrions choisir le scnario et le faire accepter
John Ford, plutt que de lui laisser choisir un de ces sujets non commerciaux
qu'il aime et que nous tournerions uniquement cause de son
enthousiasme." In Memo, Paris, Ramsay (Poche Cinma),
1985, p. 94.
[40] - Pour bien saisir lĠesprit du temps, lire Dangerous Road, lĠexcellent roman noir de Kris Nelscott (La Route de tous les dangers, Editions de LĠAube, 2005).
[41] - Un coup de thtre, l aussi providentiel, permettait au vieux capitaine dmobilis de rintgrer la cavalerie. Happy-end mouvant : le tout nouveau colonel retrouve son rgiment au moment du bal et la jeune hrone qui a fait tourner les ttes de jeunes officiers, lui tend son pliant pour quĠil aille se recueillir sur la tombe de sa femme. En 1949, Ford et ses spectateurs pouvaient encore y croire.
[42] - Andrew Tracy (Sens of Cinema, February 2004): ÒThe
hopeful future envisioned in Ford's westerns had always been weighted by an
apprehension of the divisive forces which could rend that dream apart, and it
would be difficult to conceive of a force more destructive and base than racist
hatred. It is to Ford's credit that he not only sought to explore this hatred
– most notably in The Searchers (1956), Two Rode Together
(1961) and Cheyenne Autumn (1964) – but to do so within the genre
he had made his own.Ó
[43] - Lire Sylvie Pierre, Ford et les Pharisiens, in Politique (s) de John Ford, Trafic nĦ56, hiver 2005, pp.12-25.
[44] - Francis Vanoye, John Ford et les rcritures de lĠHistoire, op. cit, p.100.